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Circe de clásicos y modernos

On-line version ISSN 1851-1724

Circe clás. mod.  no.9 Santa Rosa Jan./Dec. 2004

 

Socrate narrateur et dialecticien (4): le cadre narratif de l'Euthydème de Platon

Sidy Diop

Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Senegal

Résumé: L'Euthydème de Platon fait partie des dialogues socratiques présentés sous forme narrative. Cette méthode permet l'élaboration d'un système de communication à double plan, avec la présence de Socrate qui joue à la fois le rôle de narrateur face à Criton et celui de locuteur face aux autres personnages. Ce plan narratif ouvre la voie à l'énonciation d'un discours socratique couvert du masque de l'ironie, instrument dialectique chez Socrate.

Mots-clés: Dialectique; Discours; Narration; Énonciation; Mémoire

Socrates as narrator and dialectician (4): the narrative frame in Plato's Euthydemus

Abstract: Plato's Euthydemus is one of the Socratic dialogues presented in a narrative form. This method allows for the creation of a twofold communication system standing on two levels. Thus, Socrates appears both as the narrator's face to Criton and also as the speaker's face to the other characters. This narrative plot is the base of a Socratic understatement covered by the mask of irony.

Keywords: Dialectics; Discourse; Narration; Understatement; Memory

Introduction

De par sa composition, l'Euthydème de Platon se rapproche des autres dialogues socratiques comme le Lysis ou le Protagoras.1 Présenté sous forme de récit, le texte met en scène un Socrate à la fois narrateur et dialecticien qui utilise, à ce titre, les ressources de la narration pour éclairer les enjeux et marquer le mouvement d'un dialogue qu'il conduit face à ses interlocuteurs. L'étude de la relation entre récit et discours permettra certainement de dévoiler une fois de plus, après le Lysis et le Protagoras, l'imbrication maîtrisée de maints figures narratives et procédés dialectiques. Cette technique de composition platonicienne, particulière à quelques uns des dialogues socratiques de l'auteur, souligne l'intérêt littéraire de ces ouvrages par la mise en relief de l'action et ouvre la voie vers une meilleure compréhension de l'énonciation socratique dans les dialogues de Platon, laquelle est fortement marquée par l'ambiguïté du discours ironique (Kerbrat-Orecchioni 1997; Benveniste 1966).

Une énonciation superposée

Euthydème s'ouvre et se ferme sur un échange entre Socrate et Criton. Dans le cadre de ce dialogue, Socrate raconte à son interlocuteur l'entretien qu'il a eu, en compagnie de Clinias et de Ctésippe, avec les deux frères sophistes Euthydème et Dionysodore. L'Œuvre est donc présentée de prime abord comme une structure à double appareillage avec, à un niveau supérieur, le cadre macro-structurel dans lequel s'insère, à un niveau inférieur, un autre dialogue, raconté cette fois-ci.
Le cadre narratif cyclo-binaire, que nous appelons ainsi parce qu'il est à deux voix et englobe le dialogue rapporté dans un mouvement circulaire, occupe une position immanente de laquelle il surplombe, traverse et articule le plan dialectique triangulaire animé par les trois positions de Socrate/locuteur, du couple Clinias/Ctésippe et du couple Euthydème/Dionysodore. Cet appareillage constitué d'éléments interactifs (les différents acteurs du dialogue) et liés par le fil du discours socratique, se caractérise à la fois par son dynamisme et par la maîtrise que Socrate exerce sur lui: les acteurs apparaissent comme autant de pièces posées sur une toile narrative (étendue par Socrate/narrateur) à l'image de pions sur l'échiquier du joueur.
La polémique nourrie avec les sophistes constituant le sujet même de l'Œuvre, on peut retenir d'Euthydème que c'est un dialogue rapporté, en référence au récit que Socrate en fait à Criton (Genette 1972).2 On y découvre un Socrate de Platon concepteur et animateur d'un système de communication organisé en structure triangulaire, à l'intérieur d'un cadre macro-structurel cyclo-binaire.

Socrate/narrateur

Socrate/locuteur

Clinias/Ctésippe              Euthydème/Dionysodore

Criton/narrataire

Le cadre narratif

Dialogue du premier plan, l'échange entre Socrate et Criton ouvre l'Euthydème en une séquence préliminaire (271a-272d) qui sert de prétexte au récit de la rencontre de Socrate avec les sophistes (272e-304c); à la suite de ce récit, le dialogue Socrate/Criton revient au premier plan (304c-307c) pour assurer l'épilogue du sujet traité. Dans le cours du récit que Socrate présente à Criton, en des passages plus ou moins brefs, Socrate adresse explicitement à son narrataire des propos qui n'appellent pas de réponse mais fonctionnent comme des commentaires destinés à informer sur les motivations de Socrate/locuteur ou sur les réactions de ses interlocuteurs. Toutefois, au milieu du récit, à l'occasion d'une pause narrative particulièrement importante, un retour au dialogue du premier plan est fait, avec un échange assez développé entre le narrateur et le narrataire (290e-293a).
Ainsi, le cadre narratif est tracé sur une ligne chronologique marquée par trois moments-repères qui organisent le récit du dialogue entre Socrate et les sophistes. Cela fait du dialogue d'ouverture et de fermeture un cadre narratif macro-structurel, espace d'organisation du récit.

Le subterfuge narratif

Dès le dialogue d'ouverture, Euthydème et Dionysodore font l'objet, devant Criton, d'une présentation fort élogieuse de la part de Socrate. On ne reviendra pas sur les intentions ironiques évidentes, procédé dialectique habituel chez le maître de Platon. Ce qui est significatif, ici, c'est que la mise en Œuvre de l'ironie s'accompagne d'un procédé narratif intéressant, révélateur de la posture du narrateur face à son narrataire.
En déclarant à Criton toute l'admiration qu'il aurait pour les sophistes, Socrate renvoie le narrataire à un état d'esprit qu'on pourrait lui supposer au début du dialogue avec les sophistes, et non à la fin. Car à l'issue de l'événement qu'il s'apprête à faire revivre par le récit, Socrate/locuteur ne cachait plus le peu d'estime dans lequel il tenait les sophistes. Ainsi le Narrateur maintient l'intérêt de son sujet par le procédé classique du suspens et manipule le Narrataire en lui cachant, au début de son récit tout au moins, ce qu'il a réellement pensé des sophistes après avoir discuté avec eux, et ce qu'il continue de penser d'eux au moment où il parle à Criton.
Pour mesurer et saisir toute la richesse de l'énonciation socratique, il est nécessaire de procéder à la remise en cause de la sincérité narrative de Socrate/narrateur. Sincérité qu'il ne réserve même pas à ses amis  dès l'instant que sa stratégie dialectico-narrative lui exige de simuler pour mieux atteindre les effets visés par son discours. Par la création de ce subterfuge narratif nécessaire à la construction du récit, Socrate fait du narrataire Criton une victime supplémentaire de son art de l'ironie qu'il ne réserve pas seulement à ses adversaires. L'ironie est non seulement arme de l'éristique mais aussi moyen de communication neutre, voire convivial tel qu'en fournit la preuve le subterfuge narratif ici déployé (Bacry 1995; Reboul 1994; Maingueneau 1990; Latraverse 1987).
Autre exemple: le cithariste Connos, fils de Métrobios, dont Socrate dit qu'il est son maître de musique fait en 272c l'objet d'un jugement positif qui sera récusé en 295d. La comparaison de la démarche est justifiée par le rapprochement du sophiste et du maître de musique.

L'engagement narratif

Le sujet d'Euthydème prend prétexte de la demande formulée par Criton à l'adresse de Socrate:

Mais d'abord, raconte-moi en quoi consiste le savoir de ces deux hommes; que je sache ce que nous apprendrons (Euth., 272d).

Contrairement au choix de traduction de Louis Méridier, éditeur de l'ouvrage de Platon dans la Collection des Universités de France, le verbe 'raconte', plus que 'explique', pour , rend compte de la demande de Criton qui invite Socrate à lui présenter un récit susceptible de leur faire connaître () le secret des sophistes. Il est intéressant de noter que le lexique utilisé met explicitement en relation la connaissance () avec le récit (). Les mots de Criton suggèrent l'idée que le récit est un moyen d'accès à une certaine forme de connaissance; ce qui constitue une justification du projet littéraire de Platon auteur de nombreux récits qui racontent les conversations philosophiques de Socrate et d'autres personnages. Sur un autre plan, l'idée ici suggérée ouvre la voie à la justification des 'contes' philosophiques célèbres dans les dialogues de Platon: le Mythe de Prométhée dans Protagoras, le Mythe de la caverne dans La République, etc.
Les termes par lesquels Socrate répond à la demande de Criton sont remarquables tant ils insistent sur la volonté d'accomplir l'acte de parole auquel Socrate est invité. La force illocutoire du discours injonctif de Criton est telle que Socrate s'engage résolument à satisfaire la demande de son interlocuteur:

Tu vas l'entendre. Car je ne saurais dire que je n'aie pas été attentif à leurs propos; mon attention a été parfaite, comme le sont mes souvenirs, et je vais essayer de te conter tout en détail, depuis le commencement (Euth., 272e).

Socrate s'engage dans une épreuve () de restitution par la mémoire () d'un événement saisi dans sa globalité () et dans son intégralité () en utilisant le procédé de la narration (). Par cet énoncé qui invoque de façon aussi précise un certain nombre de catégories sémantiques référant à l'élaboration consciente d'un acte discursif produit sous forme de récit, Socrate ne fait qu'exposer son programme narratif: Euthydème est un exercice de narration d'un événement restitué par le souvenir.

Mémoire et récit

Quand, de façon aussi claire, Socrate s'engage à raconter son dialogue avec les sophistes grâce à la mobilisation fidèle de sa mémoire, il fait penser à l'activité du rhapsode homérique tel qu'Ion se vantant de savoir réciter tout Homère comme personne ne serait capable de le faire:

Je crois être de tous les hommes celui qui dit les plus belles choses sur Homère (Ion, 530c).

Il est vrai que la relation entre récit et mémoire est aussi vieille que la poésie. L'Iliade déjà le rappelle -B234- (Détienne 1967; Finley 1981; Simondon 1982; Vernant 1985). En ce qui concerne le Socrate de Platon, il déclame de long en large, devant son jeune ami Ménexène, un éloge funèbre qu'il entendit la veille de son maître d'éloquence Aspasie. C'était pour prouver à Ménexène le peu de cas qu'il faudrait accorder à la rhétorique dont les méthodes ne sont fondées sur rien d'autre que l'imitation de modèles reconduits à l'envi et de lieux communs agencés selon un ordre préétabli (Ménexène, 235d-e).
En tout état de cause, l'exemple du Ménexène prouve que le Socrate de Platon pouvait se flatter d'une excellente mémoire. Mais il persiste quelque chose de suspicieusement ironique dans cette prétention de Socrate au don de souvenir infaillible. Dans le Protagoras déjà, il prétendait n'être pas doué de mémoire pour suivre le raisonnement du sophiste Protagoras quand celui-ci se lançait dans le long développement de ses discours épidictiques. En réalité, Socrate montre plus d'une fois qu'il est doté d'une excellente mémoire mais il ne semble pas accorder à celle-ci l'importance que lui accordent les rhéteurs ou les sophistes. On s'en rend compte quand on comprend que le Ménexène n'est qu'un délicat persiflage de l'art de la rhétorique. Par ailleurs, Socrate confirme ce point de vue lorsqu'il invoque l'art des poètes pour le rapprocher de la prestation narrative qu'il fournit devant Criton. C'est le sens de l'invocation à la Muse qui apparaît plus loin:

Ce qui suivit, Criton, comment t'en faire dignement le récit? Ce n'est pas une petite affaire que de pouvoir rependre d'un bout à l'autre l'exposé d'un savoir prodigieux. Aussi, pour ma part, à l'exemple des poètes, ai-je besoin, en commençant mon récit, d'invoquer les Muses et Mémoire. Quoi qu'il en soit, voici à peu près, si je ne me trompe, comment débuta Euthydème (Euth., 275d).

Comme les poètes (Homère, Hésiode ou Pindare), Socrate invoque la Muse pour le don de la mémoire (Sperduti 1953: 209-240; Vicaire 1963: 68-85; Murray 1981: 87-100). Le talent poétique, principalement fondé sur la mémoire, relèverait d'un don divin, exclusivement. A cet égard, Ion ne trouve pas d'autre justification à son art si ce n'est qu'il procède d'un privilège divin, en dehors de toute intervention humaine. La conclusion implicite du Ion en est que l'art du rhapsode et par extension celui du poète ne relèvent pas du mérite personnel ni de la capacité intellectuelle du sujet inspiré. De même, la récitation intégrale du dialogue d'Euthydème relèverait selon Socrate d'un pouvoir surhumain. Une force supérieure appuierait la parole socratique, pour la mémoire comme pour l'intuition inventive.
En effet, l'on peut se poser des questions sur le degré de sincérité du Socrate de Platon lorsqu'à plusieurs reprises, dans différents dialogues, il fait intervenir un acteur inattendu: son démon personnel. Euthydème en offre un exemple:

Un dieu a voulu que je fusse par hasard assis à l'endroit où tu m'as vu. J'étais dans le vestiaire, seul, et déjà je songeais à me lever. Mais au moment où je me levais, se produisit un avertissement divin qui m'est habituel. Je me rassis donc…3

La précision de Socrate est importante tant elle est riche d'implications philosophiques: son démon personnel ne le fait pas parler ni ne lui inspire des idées particulières; il se contente de le dissuader de prendre une direction particulière en laissant à Socrate le libre arbitrage de ses décisions. Ainsi Socrate reste maître et responsable de ses idées comme de ses propos. Ce qui ne semble pas être le cas du jeune Clinias (290e): Socrate et Criton conviennent qu'un être supérieur a inspiré les déductions par trop pertinentes de Clinias. Mais on peut croire qu'il s'agit là d'un commentaire ironique destiné à atténuer le ridicule porté à l'ineptie des sophistes comparée à l'intelligence clairvoyante du jeune homme.
Au fil de son récit, Socrate revient sur ses assurances de bonne mémoire et émaille son discours d'expressions marquant des traces d'hésitation quant à ses capacités mnémotechniques comme pour suggérer qu'après tout, ce n'était pas une qualité nécessaire à sa prestation narrative, voire à sa prestation dialectique.

Mémoire et dialectique ou la mémoire infidèle

Plusieurs fois, Socrate paraît accorder plus d'importance à la substance qu'à la littéralité de l'énoncé. Même pour rapporter à Criton ses propres paroles, Socrate ne s'attache pas toujours comme il l'a promis au début de leur entretien, à "conter tout en détail depuis le commencement" (Euth., 272e).
Après avoir repris pour Criton le discours par lequel il était censé demander aux sophistes de 'démontrer'
qu'il était nécessaire d'aimer la science et de cultiver la vertu , le Narrateur conclut:

Telles furent à peu près mes paroles (Euth., 275b).

C'est par cette méthode bien connue que l'historien Thucydide a 'recomposé' les discours attribués aux hommes d'Etat qui furent acteurs de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse. Sa conception de la vérité historique n'empêchait pas l'historien athénien de présenter comme vrais des discours qui, même s'ils n'avaient jamais été prononcés tels quels, étaient tenus pour vraisemblables parce que conformes aux situations évoquées (Shepens 1978). Faut-il en conclure que Platon usait de la même méthode en faisant parler Socrate? En tout cas, les deux auteurs étaient contemporains et le personnage platonicien de Socrate marque très souvent ses hésitations à citer fidèlement les discours qu'il rapporte, qu'il s'agisse des siens ou de ceux de ses interlocuteurs. Ce passage en fournit un exemple:

Quoi qu'il en soit, voici à peu près, je crois, par où commença Euthydème (Euth., 275d).

D'autres fois, c'est un segment entier de dialogue qui est résumé dans la narration de Socrate, avec des marques d'hésitation dans l'énonciation:

Finalement, nous nous mîmes d'accord, je ne sais comment, sur cette conclusion d'ensemble qu'avec la sagesse celui qui la possède n'a plus besoin d'y ajouter la réussite (Euth., 280b).

Le rapport mémoire et dialectique chez Socrate est particulièrement éclairé dans un de ses échanges avec son jeune compagnon Clinias (288d), en un large passage où il s'agissait, pour Socrate, de livrer aux sophistes un exemple de la méthode dialectique qu'il souhaiterait voir suivre par ces derniers pour qu'enfin ils consentissent à exposer sérieusement leur point de vue (288c). Donc Socrate commence par solliciter l'assistance de Clinias pour que celui-ci lui rappelle ce qu'ils se sont déjà dit:

A toi, Clinias, dis-je, de me rappeler où nous en étions alors. Si je ne me trompe, c'était à peu près à cet endroit: il faut rechercher le savoir, avions-nous reconnu; n'est-ce pas? (Euth., 288d).

A cette question Clinias n'a eu qu'à répondre par l'affirmative, confirmant par là la très bonne mémoire de Socrate qui feint de ne plus être sûr des conclusions de leur précédent entretien (Euth., 282d). L'hésitation feinte de Socrate-locuteur n'a donc d'autre but que de provoquer le témoignage de Clinias sur la faculté de mémorisation de son maître, malgré les apparences. Mieux encore, Socrate-narrateur n'assume pas l'hésitation qui relèverait de l'énonciation de Socrate-locuteur. Socrate-narrateur se remémore tout, jusqu'à la réponse de Clinias qui passe par sa propre focalisation (Genette 1972 et De Jong 1987). En effet, face à Criton, Socrate-narrateur contrôle le discours de Clinias dont il a la responsabilité de la reformulation: par un acte d'énonciation remémorée ou prétendument remémorée.
Ainsi la parole de Socrate tend à phagocyter celle de Clinias qui finit, d'ailleurs, par parler comme son maître (290c). En effet, à la fin de l'échange, le jeune Clinias expose ses déductions dans un discours à l'allure très socratique qui ne manque pas de provoquer l'étonnement de Criton. C'est à cette occasion que celui-ci se demande si c'était vraiment Clinias qui parlait ou quelqu'un d'autre. A quoi Socrate rétorque que tout compte fait, il ne savait plus exactement qui disait ces mots, peut-être s'agissait-il d'un être supérieur. On ne serait pas loin de croire que Socrate aime évoquer, par ironie, l'existence de cet être supérieur pour justifier la pertinence, voire la supériorité de son discours philosophique ou de celui de ses élèves, quand ce discours en arrive à la formulation de conclusions d'enquête patiemment menées comme ici.

Le récit de Criton à Socrate: composition circulaire d'Euthydème

Après que Socrate a fini le récit de son entrevue avec les sophistes Euthydème et Dionysodore, Criton lui raconte son entretien avec un témoin anonyme de la scène, qui lui en donnait un commentaire critique. Ce passage (304c-305c) constituant un épilogue d'Euthydème, entretient avec l'Œuvre principale une relation de miroitement remarquable au plan de la composition (Dallenbach 1977).
Comme en un processus de gémellité, le récit de Criton à Socrate apparaît comme un doublet narratif du récit de Socrate à Criton.4 L'inversion notable de la relation de communication donne la possibilité d'un examen à rebours du récit de Socrate et met en relief les données de la narration. A la manière d'Homère, le récit du dialogue de Criton avec l'Auditeur anonyme, greffé comme une digression au récit du dialogue de Socrate avec les sophistes, couvre une fonction non seulement réflexive mais aussi paradigmatique (Diop 1992). Par le jeu de la correspondance des positions narratives (Criton / Socrate; Auditeur / les sophistes), Platon construit un texte destiné à répondre à une double vocation. Tout d'abord, l'épilogue est un récit de circonstance par lequel Criton signifie adroitement à Socrate sa désapprobation à le voir perdre son temps à des discussions oiseuses avec des gens de peu de crédit. Ensuite, l'épilogue permet d'esquisser un nouveau débat que le dialogue principal n'a pas évoqué. L'Auditeur anonyme, procédant à un amalgame peut-être involontaire parce que beaucoup de ses contemporains partageaient la même méprise, confond la sophistique et la philosophie. A ce titre, l'accusation d'oisiveté portée contre Socrate serait justifiée (Aristophane, Les Nuées).
En réalité, Platon fait porter à l'Auditeur anonyme un amalgame aussi grossier parce qu'il a l'intention d'en faire un représentant du camp adverse, opposé à la fois aux sophistes et aux philosophes.

C'est un homme qui s'imagine fort habile, un de ceux qui excellent dans les discours judiciaires.

Le reste de la description que Criton fait de ce personnage amène à penser au rhéteur Isocrate qui plaçait son enseignement à mi-chemin de la philosophie et de la politique (Méridier 1931: 109-142). A partir de ce moment, le récit de Criton devient un prétexte, une occasion pour Socrate (pour Platon, pour dire plus exactement les choses) de clarifier la position de la philosophie vis-à-vis de la rhétorique qui avait Isocrate comme chef de file.
Il en ressort que l'épilogue d'Euthydème permet de définir le domaine exact des trois disciplines qui rivalisaient sur l'espace intellectuel athénien: la philosophie, la rhétorique et la sophistique. Prolongement thématique du corps de l'ouvrage, cet épilogue / commentaire se rattache aussi au reste par la technique de sa composition narrative grâce au procédé du doublet et de l'inversion, méthode de composition connue depuis Homère, qui permet d'établir un jeu de correspondances entre une partie du texte et l'ensemble auquel il est greffé.

Conclusion

En attendant de venir à l'examen de la relation de Socrate avec ses interlocuteurs d'Euthydème, quelques conclusions peuvent être tirées du système d'énonciation et de communication sur lequel est bâti la composition de l'Œuvre. Ouvert comme un dialogue abrupt, l'ouvrage livre sa substance sous la forme d'un récit par lequel le Socrate de Platon utilise toutes les ressources de la narration afin d'égayer les jardins de l'écriture philosophique. On ne cessera pas d'admirer la réussite stylistique de l'écriture des dialogues de Platon mariant heureusement la simplicité du langage à la profondeur de la pensée. L'existence d'ouvrages tels que le Cratyle prouve, si besoin était, que Platon n'était pas insensible, loin s'en faut, aux recherches sur le langage comme objet vivant de connaissance. Il est donc naturel que l'écriture platonicienne ait des visées esthético-rhétoriques que l'étude de l'énonciation permet de dégager.

Notes

1 Le présent article s'inscrit dans un projet de recherche plus vaste, portant sur le thème "Socrate narrateur et dialecticien", lequel a pour objectif d'étudier les rapports entre le récit et le discours dans les dialogues socratiques de Platon. Cfr. nos publications précédentes Diop (2002; 2003).

2 Les recherches narratologiques initiées en France sous l'impulsion de Gérard Genette ont ouvert de nouvelles perspectives très intéressantes pour une relecture des Œuvres anciennes. I. J. F. De Jong (1987) en particulier, en a fait l'application dans le domaine de la littérature grecque.

3 Louis Méridier (1931: 145-146), commente ce passage en note: "Il est question plusieurs fois chez Platon de cette voix intérieure qui se fait entendre à Socrate. Lui-même s'en explique dans l'Apologie (31d); il est dit de cette manifestation divine (theion te kai daimonion): C'est quelque chose qui a commencé pour moi dès mon enfance, une voix qui se fait entendre, et qui se produit toujours pour me détourner de ce que je fais, jamais pour m'y pousser. Comp.Phèdre, 242 bc".

4 Sur la technique du doublet chez Homère, cfr. Delebecque (1980).

Bibliographie

Éditions

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Recibido: 2 de agosto de 2004
Evaluado: 18 de septiembre

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